Chroniques avaloniennes
Chronique de la bataille d'Hastings

Toi, mon ami le chroniqueur qui sait lire et écrire, tu m'as souvent demandé de te conter cette terrible journée de combats sur cette colline appelée Senlac. Aujourd'hui mon coeur est encore lourd de ce que j'y ai vu et pourtant, une certaine nostalgie se mêle à mon dégoût. Je vais te rapporter les faits tels que je les ai vécus.


Mon nom est Ewald et je suis de Colmar, ancien domaine fiscal au temps des rois francs et faisant parti actuellement de notre glorieux Saint Empire romain germanique. Nous étions pourtant six à avoir quitté notre douce Alsace pour vivre par les armes. Nous rêvions de faire fortune à la force de nos bras et par le fer de nos lames. Outre moi-même, il y avait Diebolt, dit Grands pas à cause de sa taille et de celle, non moins impressionnante, de ses pieds. Reinhardt, qui vient de la plaine et est un guerrier particulièrement vicieux, aussi bien avec ses ennemis qu'avec les femmes de ces derniers... Wolfram, c'est son surnom car nul ne connaît le vrai nom de cette femme, ni pourquoi elle a décidé de vivre une vie telle que celle-ci. En tout état de cause, je plains ceux qui osent se frotter à elle. Albin, notre doyen vers qui nous nous tournons lors des décisions importantes, quoique nous fassions, en règle générale, le contraire de ce que lui inspire son expérience. Je ne m'explique toujours pas pourquoi il nous a suivi dans toutes nos folies, peut-être est-ce dû à son nom franc ? Pourtant il est bien Alsacien. Peter, le jeune neveu d'Albin qui a préféré nous suivre plutôt que de rejoindre l'abbaye de Murbach. Il est notre aide dans toutes les choses de la guerre et il apprend à se battre. En passant quelque temps en Flandre, nous avons été rejoint par Hugo, dit le goret car il hurle toujours tel un pourceau lors des combats et sa femme, Nolwën, grâce à qui nous avons enfin pu manger décemment.


Alors que nous étions en Flandre, nous apprîmes que le duc de Normandie rassemblait la plus formidable armée et flotte que l'occident ait jamais connu. Guillaume le bâtard allait combattre les Engliscs [1] dont le roi, Harold Godwinson, l'avait gravement offensé. Je n'ai pas compris exactement ce qui les opposait, mais cela avait l'air d'être compliqué, trop pour moi.


Les Normands nous ont bien accueillis, ils nous ont intégrés dans une unité d'infanterie lourde. Nous avons dû apprendre quelques mots de Normand, à nous battre en ordre serré, à reconnaître notre chef, un miles [2] nommé Osbern du Colombier, à nous rallier sous notre bannière au corbeau [3]. Nous étions loin des escarmouches et querelles entre seigneurs locaux qui avaient fait notre fortune jusqu'à ce moment. Il s'agissait là d'une redoutable organisation destinée à faire de nous ce qu'ils appellent des sergents-d'armes [4].


Nous sommes restés un bon moment à Saint-Valéry, attandant l'embarquement car les vents étaient contraires. Nous avons fait une procession derrière Odon, l'évêque de Bayeux, en montrant les reliques d'un saint dont j'ignore encore le nom. Bien entendu, le Seigneur entendit nos suppliques et le vent tourna en notre faveur. J'ai vu quelques Normands qui doutaient, mécréant que sont certains d'entre eux. J'en ai même vu qui baisaient un symbole païen en forme de marteau. Crois-moi, mon ami, ces Normands sont de très bons guerriers, mais de drôles de pélerins. Rien à voir avec les bons chrétiens de notre saint Empire en somme.


Embarquement

La traversée de nuit fut éprouvante, entre l'obscurité, le froid et les embruns. Je vomis tout mon souper par-dessus bord. Au matin, c'est avec soulagement que nous avons touché terre. Nous sommes entrés plus avant dans le pays pour reconnoître le terrain, mais nulle part nous n'avons trouvé de trace des Engliscs. Ce fut de courte durée, car quelques jours plus tard, nos éclaireurs nous ont rapporté l'arrivée du roi Harold. Il venait du nord où il avait écrasé les Danois quelques jours auparavant et se dirigeait droit vers nous. Nous sommes allés à la rencontre de cette armée qui nous attendait, sur le faîte d'une colline, près d'une rivière appelée la Senlac. Nous étions en mauvaise posture car nous devions gravir la colline avec nos hauberts et nos boucliers, tout cela dans la boue. Et de la boue, il y en a dans ce pays, crois-moi chroniqueur, plus que je n'en avais jamais vue ailleurs. Nous en avions jusqu'aux chevilles.


La nuit fut mauvaise, comme tu peux t'en douter. Au matin nous avons entendu la messe puis nous nous sommes confessé auprès du moine qui accompagnait notre unité. Je ne sais s'il avait pouvoir de nous recevoir en confession, mais cela n'avait aucune espèce d'importance sur le moment. Nous nous sommes mis en rangs et avons suivi notre chef au pied de la colline. Nous étions placés au centre-gauche de l'armée, sur quatre rangs de profondeur. C'était merveille que de voir, de part et d'autre, notre dispositif. Partout où se posait le regard ce n'étaient qu'unités d'hommes de pied regroupés en rangs compacts, d'archers dispersés sur nos avants et de conrois [5] de cavalerie. Le duc passa devant nous à cheval. Mon Normand était trop approximatif pour avoir tout compris. Mais il était question de terres à prendre et de devenir barons. Cela fit sourire Hugo de toutes ses dents...


L'armée des Engliscs formait une mince ligne qui, vue de loin, paraissait fragile. Nos archers et nos frondeurs s'avancèrent. Ils envoyèrent tant de flèches et de pierres dans le ciel qu'il semblait s'obscurcir à chaque volée. C'est alors que nous vîmes les grands boucliers, majoritairement ronds, de nos ennemis se dresser contre ce déluge. Comme à mon habitude, je ne pus retenir un commentaire : «  Ach, geh geschissa [6], ils connaissent aussi le mur de boucliers ? » Les hommes autour de moi s'esclaffèrent. Devant mon étonnement, Albin qui se tenait derrière moi m'expliqua : « Du Tolweck [7], c'est même une spécialité chez eux ! » C'est que, comprends-tu, nous étions en mauvaise posture et en plus j'étais en première ligne pour le premier assaut...

C'est alors que l'un de nos miles s'avança, seul sur son cheval, vers les rangs adverses. Il jonglait avec son épée qui ne restait jamais plus qu'un court instant dans ses mains. Puis il chargea seul, je t'assure que c'est vrai, seul, fol qu'il était. Il abattit un grand guerrier adverse avant d'être submergé par la masse grouillante du fyrd [8], la levée en masse des Engliscs. Osbern du Colombier, notre chef était en rage : « Ils ont occis Taillefer, fitz hur [9] ! » Ainsi donc ce miles portait le même surnom que mon voisin dans les rangs. Je n'ai pas eu le temps de voir s'il était aussi haut et large que celui à mes côtés.


Tandis que les archers continuaient de verser leurs flèches vers le haut de la colline, le duc repassa près de nous. Nous nous mîmes à hurler « Diex aie, Diex aie ! [10] », le cri de guerre des Normands tout en frappant en cadence sur l'arrière de nos boucliers avec le pommeau de nos épées. Toute l'infanterie avança alors. La vue de tous ces hommes gravissant la colline était magnifique, mais le spectacle de ces unités disposées en carrés devait être terrible pour les Engliscs. J'étais fatigué à cause de la forte pente et j'eus peur d'aborder l'ennemi. Ils hurlaient : «  Out, out, out... [11] » avec leur accent guttural, nous signifiant ainsi que nous devions rentrer chez nous. Sachant que je ne tiendrais physiquement pas très longtemps, j'ai frappé, frappé et encore frappé, le plus fort possible. Mais quoi que je fasse, j'avais toujours un bouclier ennemi sous mon épée. Je fus stupéfait de voir un très jeune homme, en fait presque un enfant. Il maniait une rondache et n'avait qu'un sax [12], long comme un avant-bras, à opposer à mon épée. Mon hésitation faillit m'être fatale, son voisin m'envoya un coup d'épée en pleine poitrine. Sous le coup, je fut rejeté au second rang. Béni soit le ciel, je portais un bon haubert de mailles treslies [13] et non juste une broigne [14]. Mais le drôle n'eut pas loisir de savourer sa victoire, l'épée de Taillefer disloqua son bouclier et celle de Reinhardt le décapita presque. À présent, je comprenais ce qu'était le fyrd, la levée en masse de tous les hommes valides de 16 à 60 ans. Certains étaient de bons guerriers, mais d'autres ne devaient pas savoir de quel côté se tient une lance. Il y en avait même qui étaient pieds nus. Pourtant, il était clair que nous ne passerions pas. Osbern hurla : « Retraite ! », j'entendis corner le ralliement et nous descendîmes la pente à reculons pour nous protéger des jets de pierres et des quelques flèches.


Nous avions échoué dans notre tentative de percer les lignes adverses pour permettre à la cavalerie de s'engouffrer dans une brèche. Peter et Nolwën, l'une des rares femmes à avoir été autorisée à traverser la mer, nous apportèrent du vin coupé d'eau. Quel bonheur que de se rincer le gosier avec ce nectar, j'avais la gorge en feu. Soudain, il y eut comme un roulement sourd et continu provenant du sol, la cavalerie normande chargeait. Il faut que tu saches qu'ils utilisent une terrible tactique. Ils chargent en groupe compact, sur plusieurs rangs qu'ils appellent un conroi. L'ordre dispersé n'a pas cours chez eux comme c'est le cas ailleurs. Après la boue, le nombre de combattants, je fus stupéfait une fois de plus ce jour-là, en regardant les miles charger. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, ils ne percèrent pas le mur de boucliers. Je vis même des hommes abattre des miles avec des haches aussi grandes qu'eux. Voici donc les huscarls [15], ces guerriers professionnels tant redoutés dans toute la chrétienté. J'avais vu leurs paysans se battre comme des lions, me frotter aux huscarls ne me disait donc rien du tout...


Puis, ce fut à nouveau à notre tour de gravir la colline.

Nous marchions beaucoup plus lentement que la première fois afin de ménager notre souffle. J'étais rassuré car je me retrouvais au quatrième et dernier rang. J'allais vite déchanter. En effet, alors que nos deux premiers rangs percutèrent le mur de boucliers, j'entendis un serre-file (l'un des hommes qui relaient les ordres de notre chef) crier : « Il y a un trou à senestre [16], chargez ! » Un trou ? Comment cela un trou ? En fait, il voulait dire que quelques Engliscs n'étaient pas engagés sur ce côté et risquaient de nous prendre de flanc. Je me retrouvais donc au second rang d'un nouveau front. Nos adversaires étaient bien équipés et savaient se battre, c'étaient des thegns [17]. Le Normand devant moi s'effondra sous un coup de lance et je pris sa place, quelle idée stupide qu'a été la mienne ! Si je n'avais pas été un combattant expérimenté moi aussi, je ne serais pas là à te conter cette histoire. Je te confesse avoir été soulagé d'entendre « Retraite ». Mais se dégager de ces hommes ne fut pas chose aisée. C'est alors qu'un jeune, pieds-nus et sans aucune protection, sorti du couvert de leur mur de boucliers. Il était fou de rage car un Normand de notre unité l'avait balafré. Ce n'était pas une bonne idée de se ruer seul vers nous. Celui-là même qui l'avait déjà touché lui brisa l'épaule. Un coup de Reinhardt le fit tomber à mes pieds. Comme il cherchait à me frapper avec sa hache tout en restant par terre, je dûs lui fendre le crâne avec mon épée. Crois-moi, la guerre est bien vilaine chose.


... Revenus au pied de la colline, nous pûmes manger un peu tandis que les archers arrivaient à court de flèches et que la cavalerie chargeait encore et toujours. C'est alors que nous vîmes notre aile gauche s'enfuir. C'étaient les Bretons qui prenaient leurs jambes à leur cou, on eut dit des lièvres. C'est vraiment là gens de guerre de piètre valeur, mais qu'attendre d'autre de ceux qui vivent à l'ouest ? Heureusement, notre cavalerie lança une contre-charge qui stoppa et annihila leurs poursuivants. Pour bloquer le centre, nous avons dû charger à nouveau.

Cette fois-ci, j'étais au troisième rang, bien décidé à y rester. Mais le sort s'acharnait car nous avons à nouveau dû attaquer sur notre senestre. Par chance, mes adversaires savaient à peine se battre et leurs rangs s'étaient clairsemés sous l'effet des volées de flèches et des assauts précédents. Ils allaient céder lorsqu'ils furent renforcés par des lanciers qui vinrent se placer dans leur second rang. Les pieux acérés passaient entre leurs camarades du premier rang pour venir perfidement nous frapper. Je pris un coup qui fut absorbé par mon haubert, lorsque j'entendis crier : « Retraite ». Sur ma senestre, un Englisc écarta son bouclier, m'offrant son flanc. Je profitais de son inattention pour le frapper au cou et j'entendis un craquement sinistre sous mon épée. Je reculai vivement alors qu'il s'écroulait. C'est à ce moment que je compris que quelque chose ne se passait pas bien. En effet, au lieu de décrocher, nos deux premiers rangs qui avaient chargé tout droit continuaient à se battre, emportés par le goût du sang. Fierville, l'un des serre-files hurlait à leur attention : « Reculez, mais reculez donc ! » Sa voix était un peu étouffée par son ventail mais on n'entendait que lui. Pourtant, rien n'y fit. Je vis même Diebolt se porter en avant à la rencontre de trois thegns qui s'avançaient. D'un seul coup, il trancha presque la jambe du premier. Le second eu le crâne défoncé en même temps que son casque et le troisième subit une avalanche de coups sur sa rondache. Voyant cela, Reinhardt et Hugo se ruèrent à nouveau sur l'ennemi, ce dernier hurlant comme jamais. Ne voulant pas être en reste devant nous, les Normands repartirent à la charge. Sur ma dextre [18], se tenait Albin, très calme en apparence, mais arrachant des copeaux des boucliers de deux thegns terrifiés. Je me mis à hurler avec Fierville, mais en alsacien : « Zurück, zurück... [19] ». Le serre-file saisit un Normand par son haubert et le tira en arrière. Enfin, nos camarades consentirent à rompre le combat. Hugo avait traversé les lignes adverses et était bloqué à présent au milieu des Engliscs. Il réussit à nous rejoindre, taillant dans les rangs avec son épée. Il m'a semblé voir jaillir du sang dans les airs à plusieurs reprises...

charge des cavaliers

Alors que nous nous reposions, nous vîmes un conroi de miles charger le mur de boucliers et s'enfuir presque aussitôt. Pris dans le feu de l'action, quelques Engliscs les poursuivirent. Les miles n'attendaient que cela. Ils firent volte-face et les taillèrent en pièces loin de l'abri du mur. Leur ruse avait parfaitement fonctionné. On nous tint en réserve encore quelques temps, l'après-midi était bien engagée. Puis Osbern nous mit en ordre de bataille et nous donna quelques instructions avant le quatrième assaut : « Montez doucement, réservez vos forces pour ces bougres [20]. Reculez tout de suite si j'en donne l'ordre. Tout à l'heure certains d'entre vous y sont presque restés. Le second rang — il s'adressait à moi entre autres — coupez les lances de leur second rang ! »

C'est exactement ce que je fis lorsque nous arrivâmes au contact. J'en brisais trois, mais cela ne suffit pas car ces paysans furent renforcés par des huscarls. L'un d'entre eux, particulièrement grand et abordant une grande moustache, typique des Engliscs [21], frappa Diebolt de sa grande hache danoise. Son grand bouclier en goutte d'eau fut percé et il fut projeté dans la pente sous le choc. Un instant, un très court instant, on eut dit qu'il volait. Puis il s'écrasa lourdement sur le sol. Hugo se porta à son secours et le sorti de la mêlée en le tirant par le bras droit. Voyant qu'on leur jetait des pierres, je reculais moi aussi tout en les protégeant avec mon bouclier. Diebolt avait une mauvaise blessure au bras gauche. Mais je te rassure mon ami. Hormis une vilaine cicatrice qui le fait souffrir par temps de pluie, il se porte encore aujourd'hui très bien. Lorsque nos frères d'armes redescendirent la colline, nous comprîmes qu'ils n'étaient pas passés. Je notai aussi que nous étions bien moins nombreux qu'au matin, mais je me gardais bien de partager ces sombres idées avec mes camarades. Peter nous donna à boire et à nouveau je bus goulûment. Tandis qu'elle s'occupait de Diebolt, Nolwën nous dit que nous étions fort impressionnants : « À vous voir marcher vers l'ennemi tout doucement pour conserver vos forces, on dirait des vétérans de mille guerres que rien n'ébranle ! » Et pourtant chroniqueur, je dois te dire que j'aurais pu pisser dans mes braies de peur à ce moment...

Le soleil était bas sur l'horizon lorsqu'un messager vint trouver Osbern du Colombier. Celui-ci se tourna vers nous dès que le cavalier s'éloigna : « Les ordres sont les mêmes que ce matin. Il faut percer leurs lignes pour que la cavalerie puisse s'y engouffrer. Nous n'avons pas le choix, il faut passer, sinon ils vont nous rejeter à la mer. » Puis il prit un air grave pour commander : « Deux volontaires pour former la tête du coin de sanglier ! » Taillefer s'avança, sûr de sa force. Comme personne ne se décidait, je me mis à sa dextre et Osbern hocha la tête en me regardant. Tout en demandant le sens de la manoeuvre à Taillefer, je jetai rageusement mon épée qui prenait du jeu pour sortir mon langsax [22]. « C'est une flèche » me dit-il « dont nous serons tous deux la pointe. Les autres du premier rang se serreront contre nous mais vers l'arrière, en échelon refusé. Le reste de l'unité se regroupera derrière, en paquet pour augmenter la pression. Quand nous aurons percé, le dernier rang se retournera pour éviter que nous soyons pris à revers. Si c'est nécessaire, nous nous séparerons de part et d'autre pour ouvrir leurs rangs. Ah oui ! j'oubliais... ceux de la tête du coin ne s'en sortent vifs que rarement. » À ces mots, je me mordis la lèvre, quel imbécile puis-je être parfois. Taillefer repris la parole : « Quand nous serons à trois pas de ces farraings [23], tu fais un bond, tu plaques ton bouclier sur l'un d'entre eux et tu pousses. Tu n'auras pas la place d'armer un coup, pousse, c'est tout ! »

En gravissant la colline pour la cinquième fois, je fus un peu rassuré par la présence de Reinhardt à ma dextre. Son rôle était de me protéger. Il est certes petit, mais aussi très teigneux en combat. Taillefer avait, quant à lui, Hugo sur sa senestre. Une grande carcasse pour en couvrir une autre en somme. Tout en levant mon bouclier contre des jets de pierres, je me retournais pour voir derrière moi Albin qui me lança un sourire. À côté de lui se tenait Wolfram qui jouait nerveusement avec son épée. Je ne pouvais pas faillir, je n'avais pas le choix, pas devant mes compagnons d'armes qui, en plus, restaient autour de moi. Arrivé à dix pas des Engliscs, je ne vis plus mes voisins de dextre, sauf Reinhardt. Nous y étions, ils reculaient pour former le coin de sanglier. À environ trois pas je vis nos ennemis lever leurs lances et leurs épées. C'est alors que Taillefer bondit et je fis de même. Désemparés par cette manoeuvre je sentais, derrière mon bouclier, les rangs ployer sous la pression de l'ensemble du groupe. Toute cette force, concentrée en un seul endroit eu raison du mur de bouclier. Au second rang se tenaient essentiellement des lanciers. Taillefer en piétina deux et je marchai sur l'arme d'un troisième qui s'enfuit aussitôt. J'étais à bout de forces et totalement paniqué. J'aurais dû rester sur place, sous la protection de Reinhardt, mais au lieu de cela je continuai ma course effrénée. Ma vue se brouilla derrière mes larmes et je vis un thegn foncer sur moi. Je le ratai avec mon langsax. Mon attaque l'obligea cependant à faire un écart qui l'empêcha de me donner un violent coup de hache dans le dos. Son coup fut absorbé par mon haubert qui venait, une fois de plus de me sauver la vie. Mais il me coupa le souffle et je tombai à genoux, derrière mon bouclier. C'est alors que la cavalerie me frôla sans me blesser. Les miles profitaient de la brèche pour commencer à pourchasser les Engliscs. Massacrer la piétaille qui fuit, voilà leur besogne. Ne crois pas ceux qui te parlent de charges héroïques, le visage au vent. L'essentiel du travail de la cavalerie a toujours été beaucoup plus sordide.

Tout à coup, j'entendis parler un langage comme chez nous, mais avec un accent incompréhensible. Les Flamands ! Ils tenaient le flanc droit et se rabattaient à présent vers le centre. Je me dressais sur mes jambes en hurlant : « Diex aie ! », ce qui m'évita d'être occis sur place. Ils parlaient de bannières et je me retournais. Près de moi se tenait la bannière personnelle du roi Harold qui, disait-on, venait d'être tué. Elle n'était certes pas aussi prestigieuse que la grande bannière en forme de dragon, mais je décidai qu'elle ferait un bon trophée. Elle était bleue avec un guerrier peint dessus. Mais elle était surtout entourée par des huscarls armés d'épées et portant tous un bouclier en goutte d'eau bleu avec des incrustations en laiton. Ils se mirent dos à dos car nous les encerclions. Jamais je n'ai vu un tel acharnement. Ces hommes sont les plus braves guerriers qu'il m'a été donné de voir en vérité, je te le dis. J'en tuais un par pure chance je crois car, malgré mon expérience, j'étais surclassé par ces combattants d'élite. Oui, en fait, face à des hommes tels que ceux là il n'y a aucune honte à l'avouer... j'ai eu beaucoup de chance. La pression des hommes derrière moi fut si forte que je me trouvai un instant soulevé du sol ! Puis, m'appuyant sur la pile de cadavres j'engageai un autre adversaire. Il cria « Diex aie ! » et j'eus à peine le temps de retenir un coup. Ô Seigneur, nous avions pourfendu ces braves qui gisaient à présent à nos pieds. Un guerrier flamand tenta de s'emparer de la bannière, mais un huscarl avait refermé ses mains dessus. Nul n'osa profaner le corps en lui coupant les mains, aussi durent-ils briser la hampe pour se saisir du trophée.

Je m'empressai de rejoindre mes frères d'armes qui étaient autour du duc Guillaume qui les félicitaient. Puis la cavalerie continua la poursuite, sans nous car nos hauberts pesaient bien lourd à présent sur nos épaules. Mis à part Diebolt, tous les Alsaciens étaient là. Certains étaient blessés mais rien de grave, sauf Wolfram qui gisait au sol en abreuvant d'insultes Albin qui lui venait en aide. Elle avait les deux genoux abîmés et elle en boite encore d'ailleurs. Taillefer et moi-même fûmes le centre d'effusions spontanées. On nous frappait les épaules et on nous embrassait. Quelle ironie mon ami. Ils nous prenaient pour des héros comme ceux que chantent les chansons épiques de leurs ancêtres du nord. Je n'osai pas leur avouer que je pleurais lors du choc qui nous fit traverser les rangs adverses. Méfie-toi de ceux qui parlent d'héroïsme et qui font de grandes phrases sur la guerre. Ils ne font qu'inventer car la réalité est souvent toute autre.


Prise du butin

Peut-être est-ce pour cela que je ne suis pas resté. J'ai pris l'épée et le baudrier du huscarl que j'ai occis et je passai les mois suivants à amasser du butin. Nous avons bien mangé à Londres, bien bu et goûté les femmes engliscs. Mais je repris bien vite la route du levant, vers l'Alsace et Colmar, loin de la pluie de l'Angleterre à présent Normande.


J'ai conquis cette île mon ami et pourtant je suis rentré chez moi. C'est que, vois-tu, il est doux de revenir en Alsace et au moins on n'y parle point langage de sauvages comme à l'ouest. Mais je dis cela sans aucun parti pris, tu l'auras compris bien entendu...


La reconstitution de la bataille dite d'Hastings s'est tenue à Battle, les 14 et 15 octobre 2000 sur la colline de Senlac, au pied de l'abbaye. Cette commémoration a eu lieu à l'endroit précis où tant d'hommes perdirent la vie en 1066. Elle a réuni entre 1 200 et 1 500 passionnés de reconstitution historique sous la houlette d'English Heritage. On y est venu du monde entier : Angleterre, Écosse, France, Italie, Danemark, Pays-Bas, Allemagne, Russie, République Tchèque, États-Unis, Australie et même Nouvelle-Zélande.
Le niveau d'authenticité requis était très élevé en regard des standards français. Les cinq groupes de notre pays qui y ont participé ont prouvé à nos amis Anglais que nous savons aussi produire de la reconstitution médiévale de qualité. Outre nous-mêmes, il s'agit de HAG'DIK, ULFART, DIEX AIE, LES FERS VÊTUS. Sans oublier deux membres de la GESTE MÉDIÉVALE, trois affiliés aux CHEVALIERS DE FRANCHE-COMTÉ et Chris.
Nous avons formé un groupe d'une quarantaine de sergents à pieds sous les ordres de Philippe VERWAEKE (HAG'DIK), avec un chapelain et un porte-bannière/sonneur de corne. Notre unité a su se distinguer par son authenticité, sa grande cohésion, sa discipline sans failles (sauf pour décrocher...) et son fair-play. Des qualités qui ne sont pas d'ordinaire associées aux groupes français par nos amis d'outre-manche. Cela prouve que les médiévistes français changent... et dans le bon sens !


Un grand, chaleureux et sincère merci à tous et un grand salut à Philippe, sa famille dont Kevin notre sonneur. Mais aussi à Taillefer-Thorwald (mon acolyte pour la tête du coin de sanglier ), Alain, Philippe (de la geste et qui est de toutes les batailles médiévales, quelle que soit l'époque), Georges Bernage (chroniqueur de choc depuis Formigny) et Laurent Fierville dont je suis l'ange gardien, il comprendra...

... DIEX AIE !

Texte de Lionel Charluteau